Edgar Leser, chez lui, à Lille, soixante huit ans plus tard: «Je ne veux pas qu'elle soit oubliée.» Au collège Rabelais de Mons, sa requête a été entendue.
FLORENCE TRAULLÉ
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Elle avait dix ans, des cheveux bruns, et sur la photo de classe elle porte un gilet boutonné jusqu'au col Claudine. Micheline était en huitième, élève au lycée Faidherbe de Lille où, à l'époque, il y avait aussi des petites classes.
Le 24 juillet 1942, Micheline Teichler part avec son père et un passeur, censé leur faire traverser la ligne de démarcation, alors non loin d'Amiens. Les Teichler sont juifs. Depuis 1940, ils subissent des brimades parce que juifs. Puis, ils porteront l'étoile jaune, celle que son copain de classe Edgar Leser garde encore avec lui, enveloppée dans un plastique et rangée dans son portefeuille.
« La mère de Micheline et sa soeur devaient partir plus tard », raconte Edgar Leser. Mais le forain qui se disait passeur a emmené Micheline, son père et quelques autres personnes « directement à la prison de Loos. Puis, il est revenu à Lille tranquillement ». Micheline et son père sont transférés à Malines, en Belgique, le site belge qui sait office de « camp de triage ». Ils partiront pour Auschwitz par le convoi parti de Malines le 4 août 1942. « Micheline a été gazée à son arrivée. Son père a subi le même sort. » Edgar Leser se tait, un peu perdu dans ses souvenirs dont on mesure combien ils ont dû écraser sa vie de rescapé. Lui, il a été un enfant caché, pris en charge par l'abbé Stahl qui s'occupait de foyers pour « enfants moralement abandonnés ». Son père était allé le trouver, après avoir vainement demandé de l'aide à l'Évêché de Lille. On était alors peu de temps après les rafles de septembre 1942. « Elles concernaient les juifs étrangers ou apatrides.
Mon père, qui s'est retrouvé à la tête d'un groupement de résistance dès ce moment-là avec d'autres juifs, des catholiques, des protestants, des libres-penseurs, s'est retrouvé avec 40 enfants sur les bras. Il fallait trouver une solution, les cacher. » La plupart d'entre eux avaient pu fuir grâce à des cheminots, « qui ont garé un train vide sur la contre-voie à la gare de Fives, à côté du train qui devait les emmener. Peut-être que plus d'enfants auraient pu être sauvés ce jour-là, mais ce ne devait pas être facile, pour les parents, de se séparer de leurs enfants. Et on ne savait pas à l'époque ce qui se passait après ».
L'abbé Stahl aura plus de courage que d'autres. En voiture, avec le père d'Edgar, l'abbé va chercher les gamins un par un, là où ils ont trouvé un refuge provisoire. Ils seront répartis dans des familles, dans les foyers dont il s'occupe. Edgar Leser et son frère sont également confiés à l'abbé. Il a gardé une autre photo que celle de la classe où il figure avec Micheline. Elle a été prise à l'orphelinat Notre-Dame à Loos, alors installé à côté de l'église Notre-Dame de Grâce. On y voit des gamins habillés en anges, mains jointes.
Edgar, qui venait d'une famille juive pas vraiment pratiquante, s'y met très vite. Pas le choix. Il apprend les prières catholiques, les rites qui rythment la journée. « Un bon petit catholique ! », plaisante-t-il. Aujourd'hui, il parle avec un infini respect de tous ces anonymes qui ont aidé, caché des juifs. « Ils se retranchent tous derrière leur devoir de solidarité. Pour eux, ils n'ont rien fait d'extraordinaire. » Edgar Leser raconte Simone Caudemont, censeur du lycée Fénelon de Lille, « une vraie peau de vache disaient les élèves mais avec... un coeur un or massif. De septembre 1942 à la Libération, elle a abrité des enfants juifs dans un dortoir du lycée ».
Micheline Teichler n'a pas rencontré une Simone Caudemont. Juste un homme qui l'a livrée. « Il a été retrouvé après guerre et a été jugé », conclut Edgar. « Il a eu plus de chance que ses victimes. »
Derrière le projet de donner le nom de Micheline Teichler à une classe du collège, il y a tout le travail réalisé depuis des années autour de la mémoire de la guerre, de la Shoah et de la Résistance. Et aussi la belle énergie d'une prof d'histoire. Il y a de la passion dans sa voix, et beaucoup d'émotion aussi quand elle parle de son métier et de la transmission de cette mémoire que le temps pourrait engloutir. Laurette Marotel, professeur d'histoire-géographie au collège Rabelais de Mons fait travailler ses élèves, depuis plusieurs années, sur le concours national de la résistance et de la déportation. On la sent fière aussi de rappeler que les collégiens de cet établissement classé Ambition Réussite ont même fini à la deuxième place l'an dernier. Le thème du concours était alors « Enfants et adolescents dans le système concentrationnaire nazi ». Edgar Leser est venu témoigner, et c'est ainsi que les collégiens ont découvert l'histoire de Micheline. « Elle a beaucoup marqué mes élèves et moi-même », convient Laurette Marotel. « On a eu envie de faire quelque chose pour sortir de l'oubli ces enfants morts en déportation. » Parce que « si c'est évidemment un hommage à Micheline, cette enfant est un symbole. Pour nous, elle porte aussi la mémoire des autres ». Parce que les témoins de ces années-là sont, pour les jeunes générations, les plus à même de dire, de raconter, de se souvenir, Laurette Marotel a souvent enregistré les témoignages d'anciens déportés ou résistants. Mais le temps passe. Ils meurent les uns après les autres. Comment continuer à transmettre ? « Il n'y aura plus de témoins directs d'ici peu. C'est pour ça que je filme et enregistre tout ce que je peux. Et je dis à mes élèves : "c'est vous qui allez être la mémoire demain". » Une transmission indissociable, pour elle, de son travail d'enseignante. C'est aussi, humainement, une belle aventure. « Les élèves se sentent très concernés, sont très touchés, et aussi très fiers de travailler à ce projet. » Laurette Marotel observe que la plaque au nom de Micheline était installée depuis un bon moment devant la classe, attendant d'être dévoilée ce vendredi. « Personne n'y a touché. On sent un vrai respect. » Révélateur. wFl.T.
« Mes chers enfants, nous vous confions cette mémoire. Vous saurez l'utiliser »
Un concentré d'histoire au collège Rabelais de Mons vendredi. Une ancienne déportée, deux copains de classe de Micheline Teichler, la jeune génération qui ne veut pas non plus oublier. Et un hommage simple, mais fort de sens. Ils sont un peu agités sur leurs chaises. Il faut dire que ce n'est pas tous les jours qu'on se voit remettre son diplôme de brevet des collèges, et avec mention s'il vous plaît. Mais quand le principal du collège Rabelais a expliqué qu'ils passaient désormais à autre chose, le silence s'est fait. Une autre cérémonie, en souvenir de Micheline Teichler. La première à s'exprimer est Laurette Marotel, professeur d'histoire-géographie, pour qui « un des aspects les plus indicibles de la barbarie nazie est le martyr de tous ces enfants ». Une de ses élèves de l'an dernier, lauréate avec ses copines du concours national de la résistance et de la déportation, confiait un peu plus tôt que l'inauguration de la plaque à la mémoire de Micheline était « importante ». « C'est l'aboutissement de notre travail et c'est une manière de ne pas oublier Micheline, de ne pas oublier tous ces enfants. » C'est aussi ce travail qu'Odile Louage, la présidente de l'association des amis de la Fondation pour la mémoire de la déportation, a salué. Il vient en complément de celui de cette association, pour qui « la mémoire collective structure notre identité nationale. C'est un véritable capital qui nous permet de donner du sens au monde dans lequel nous vivons, de transmettre des valeurs, celles de la République, des droits de l'homme, de la tolérance » . Et de citer Germaine Tillon, l'ethnologue, résistante et elle-même déportée à Ravensbrück : « Aucun peuple, même développé, n'est à l'abri d'un désastre moral collectif. » L'histoire l'a prouvé. Au fond de la salle, derrière les collégiens de Rabelais, un homme se fait discret. Il a entendu parler de cette classe qui allait porter le nom de Micheline Teichler, a téléphoné au principal du collège pour demander s'il pouvait en être. Lui aussi, était dans cette classe de huitième. Pour lui également, les années ont passé mais le souvenir est resté. Une présence qui rappelle à tous ce qu'est « la fidélité dans l'amitié », incarnée par Edgar Leser, comme l'a souligné Bernard Dumortier, le principal du collège Rabelais, qui a également parlé de compassion, « le contraire de l'indifférence ». Et c'est toujours silencieux que les collégiens, vendredi soir, ont écouté Edgar Leser leur lancer : « Mes chers enfants, nous vous confions cette mémoire. Vous saurez l'utiliser. » w FL.T.