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3 septembre 2009 4 03 /09 /septembre /2009 22:45

"L’enseignement de la « construction européenne »
dans le système scolaire français"

Par Benjamin Landais, Pierre Yaghlekdjian

(2)

Une inflexion profonde et silencieuse des programmes…

 

S’il est vrai que l’histoire de l’Europe occidentale après 1945 n’a jamais été absente du programme, il s’agissait avant 2002 de présenter l’évolution d’un « modèle européen libéral » dans le domaine politique, social et culturel qui s’opposerait au modèle chinois et au modèle soviétique, tout en se distinguant du modèle américain [3]. Cette présentation s’intégrait dans l’étude de « grands modèles idéologiques » du monde d’après guerre qui ne laissait qu’une place annexe à la construction européenne dans son versant institutionnel. Cette dernière n’occupait généralement que 2 à 5 pages dans les manuels, dans un chapitre en comptant 25.

 

Après 2002, le changement peut paraître superficiel, il est en réalité très profond. L’histoire de « l’Europe de 1945 à nos jours » occupe désormais un tiers du programme de terminale, à côté de l’histoire du monde et de l’histoire de France, la partie correspondant à l’étude de la deuxième guerre mondiale ayant disparu. Deux leçons sur trois de cette nouvelle deuxième partie sont consacrées à la construction européenne, avant et après 1989.

 

Il n’est plus question de baser cette leçon sur une étude politique et sociale d’un ou plusieurs pays d’Europe de l’ouest. Bien au contraire, les États ne sont traités qu’à travers leur participation au projet européen, issu d’un prétendu idéal de rejet des « guerres civiles » européennes [4]. On peut s’étonner que les programmes officiels reprennent, même entre guillemets, cette formulation élaborée par le très controversé historien allemand Ernst Nolte et popularisée en France dans les années 1990 par des personnalités telles que François Furet et Stéphane Courtois. C’est d’emblée orienter l’interprétation de l’histoire du continent européen d’après guerre comme un retour progressif, ininterrompu et presque naturel vers l’unité perdue d’une grande famille qui s’était entredéchirée lors de la confrontation entre fascisme et communisme, le second suscitant bien évidemment le premier.

 

L’histoire de l’Europe se réduit donc à celle de la construction institutionnelle des communautés. Elle-même semble promise à la conquête de tout le continent, tant l’histoire des démocraties populaires peut être résumée à une succession de crimes d’État et d’échecs sans appels [5]. Le troisième volet de cette partie du programme constitue une sorte d’apothéose de l’Union Européenne après 1989 dont on étudie avec attention le processus d’élargissement et d’approfondissement comme étant le dilemme principal que nos sociétés auraient à résoudre au niveau européen.

L’État-nation, dont on n’a toujours pas constaté la disparition aujourd’hui, est donc supprimé du programme en tant que cadre d’étude, France mise à part. Cette absence doit être mise en relation avec la disparition parallèle du tiers du programme de première générale consacré au thème « nations et Etats du milieu du XIXe siècle à 1914 », thème qui n’apparaît plus désormais que sous la forme d’un tableau récapitulatif introduisant l’étude de la première guerre mondiale.

 

De ce fait, l’irruption de la question de l’État-nation à la toute fin du programme avec l’évocation des conflits dans l’ex-Yougoslavie et « les transferts progressifs de souveraineté invitent les Européens à s’interroger sur le rapport entre les États-nations et l’Union » devient particulièrement incompréhensible pour les élèves suivant le nouveau cursus.

Le problème de l’eurocentrisme des programmes, régulièrement dénoncé par les syndicats d’enseignants, prend ici une dimension encore plus inquiétante. Il s’agit aujourd’hui d’une sorte d’euro-communo-centrisme, qui s’intéresse uniquement aux institutions communautaires, à des valeurs (paix, démocratie) – dont on voit mal en quoi elles sont l’apanage exclusif de la communauté –, aux frontières et à l’identité de cette même communauté. Force est donc de constater que le programme de terminale connaît un rétrécissement significatif de ses horizons : l’histoire européenne réduite à celle de la communauté et l’histoire de la communauté restreinte à ses aspects strictement institutionnels et à son complexe identitaire.

 … aggravée par les manuels scolaires  

Connaissant la concentration actuelle de l’édition dans notre pays, a fortiori dans le domaine des manuels scolaires, il n’est pas étonnant que cette brutale inflexion des programmes en 2002 fut accentuée par ceux-là mêmes (les grands groupes) qui ont tout intérêt à une réécriture de l’histoire, édulcorant les antagonismes de classes et faisant la part belle à la technocratie.

 

Si l’on peut au moins reconnaitre aux éditions Belin de rester à la fois dans les limites de l’honnêteté intellectuelle et du programme, il en est tout autrement des manuels produits par Bordas et Hatier. La palme de la vision euro-communo-centrée et institutionnaliste revient sans conteste au manuel franco-allemand Histoire/Geschichte, L’Europe et le monde depuis 1945, édité par Klett et Nathan, sur lequel nous insisterons particulièrement dans la mesure où sa conception est explicitement présentée comme un projet pilote dans la perspective d’un futur manuel européen d’Histoire.

 

Par rapport aux manuels des années 90, plusieurs lignes directrices sont conservées voire amplifiées, s’agissant surtout des plus contestables. C’est notamment le cas avec l’histoire de l’URSS, réduite exclusivement à celle de la répression politique. Sa compréhension est basée sur la notion fourre-tout mais affirmée comme fondamentale de « totalitarisme » qui, non content de mettre sur le même plan Union soviétique et Allemagne nazie, tend maintenant à ne plus criminaliser que le communisme dans son ensemble [6].

La disparition de la seconde guerre mondiale

La nouveauté à laquelle doivent faire face les nouveaux manuels se situe d’abord dans le redécoupage des programmes qui fait débuter la période étudiée en 1945. Ainsi, les causes de la guerre et son déroulement, qui permettraient de comprendre l’origine des nouveaux rapports de forces mondiaux, sont totalement escamotées. Ne subsiste que le « bilan de la guerre », réduit à un tableau affichant les pertes civiles et militaires, sans que rien ne permette de faire la distinction entre les différents belligérants (pour le cas de la Chine, qui compte 6 à 20 millions de morts selon les estimations seul un point d’interrogation renseignera le lycéen…).
La responsabilité de l’Allemagne nazie dans le déclenchement et l’évolution des hostilités passe désormais au second plan, derrière une « mémoire partagée » qui tend à associer de façon indécente bourreaux et victimes.

 

Cette position a suscité de vives réactions au sein des associations d’anciens résistants, notamment de la Fédération Nationale des Déportés et Internés, Résistants et Patriotes (FNDIRP), qui, dans un long article, dénonce avec raison les « erreurs, omissions, confusions » du manuel franco-allemand.
Le lycéen ne saura pas que la plupart des morts yougoslaves ou grecs (qui se comptent en centaines de milliers) sont tombés en héros de la résistance et ont libéré leur pays par eux-mêmes du joug fasciste.
Il observera par contre sur un même plan le sort des victimes des persécutions nazies et des Allemands « déplacés » après la guerre.

 

La « mémoire de la guerre » se substitue donc progressivement à la fin de la guerre dans nos manuels. Il s’agit d’une mémoire très euro-centrée et tendant à se limiter de plus en plus à la seule mémoire du génocide des Juifs par l’Allemagne nazie [7].

Il apparaît clairement que dans un but idéologique à peine masqué, ce manuel fonde avant tout sa réflexion moins sur la « réconciliation » franco-allemande que sur l’oubli pur et simple des causes réelles du conflit et des responsabilités de chaque belligérant.
Sans remise en contexte, ce bilan colossal semble donc être, pour le lycéen, de nature totalement irrationnelle, voir imputable exclusivement à la barbarie intrinsèque de l’Homme en général (le manuel franco-allemand commence en cela par une photo d’Hiroshima ayant pour sous-titre : « En 1945, l’Homme s’autodétruit… »).
La construction européenne trouve donc là sa justification première, puisqu’elle se pose comme l’élément « civilisateur » censé avoir définitivement écarté tout risque de nouveau conflit intracontinental.


Si l’on pouvait critiquer à juste titre les anciens programmes pour le manque cruel d’espace consacré à l’étude de l’Afrique, de l’Asie ou de l’Amérique Latine, celle-ci est désormais réduite à peau de chagrin [

 

NOTES

 

[3] Intitulé officiel de l’ancien programme pour les terminales générales : « Pour l’Europe libérale, il ne s’agit en aucun cas de juxtaposer les histoires nationales des États, mais de montrer, sans omettre les éléments de diversité, la convergence de leurs choix institutionnels, de leurs transformations économiques, sociales et culturelles. La construction européenne sera étudiée en relation avec cette évolution d’ensemble en s’appuyant sur les acquis du programme de géographie de première. ».

[4] « La construction européenne procède de plusieurs facteurs : un idéal qui associe rejet des “guerres civiles” européennes et recherche d’un modèle, une réaction à la menace soviétique, une volonté d’utilisation de la puissance de la Communauté au service des politiques nationales. Elle se traduit par la mise en place d’une politique d’intégration et de convergence. » (BO hors série n° 7 du 3 octobre 2002 - Volume 12).

[5] « Mise en place de l’ordre stalinien », « révoltes des années 50 » et « disparition des démocraties populaires » sont les trois axes d’étude de cette leçon.

[6] Pour exemple, dans le manuel Bordas de 1998, à la question directrice du chapitre « qu’est ce que le modèle soviétique ? », les trois parties de la leçon portent pour titre : « Une dictature justifiée par une idéologie », « Une entreprise totalitaire » et « Un système qui se sclérose ».

Avec une telle entrée en matière, il devient difficile pour le lycéen de comprendre comment un tel pays, détruit par la guerre, a pu devenir la deuxième puissance mondiale en un temps record ou pourquoi il a suscité tant de sympathie à travers le monde. Par contre toutes les entreprises belliqueuses des puissances occidentales se trouvent justifiées par la menace imminente de ce « totalitarisme conquérant ».

[7] Le bilan de la guerre en Asie est absent, les conséquences de la guerre en URSS qui compte à elle seule près de la moitié des pertes humaines et dont une large partie du territoire a été détruit sont à peine évoquées.

[8] En outre, on peut noter que lorsque le sujet est abordé, les considérations y sont pour le moins. On pourra y lire que l’indépendance du Congo « déchaîne des luttes tribales qui menacent l’unité du pays ». Peut-on qualifier Patrice Lumumba de chef de tribu ? Ou encore que « le pays, qui n’a pas été préparé à se gouverner, sombre dans l’anarchie. » N’y a-t-il une explication plus globale, tenant compte de l’intérêt des grandes puissances et non de la simple « impréparation » des Congolais ?

 

Par Jean Lévy -
8]. Ainsi, sur 17 chapitres, les trois premiers traitent du bilan de la guerre et de l’immédiat après-guerre en Europe. Les quatre suivants sont regroupés sous le titre « L’Europe dans un monde bipolaire ». Ensuite, trois chapitres sont consacrés à « L’Europe dans un monde globalisé de 1989 à nos jours » et, pour finir, deux chapitres se concentrent sur le « couple franco-allemand ».
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